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Blog #5 (2/2) - La mémoire vivante de Saúl Cantoral

  • Photo du rédacteur: Gabriel LAUDE
    Gabriel LAUDE
  • 15 févr. 2024
  • 18 min de lecture

Dernière mise à jour : 21 févr. 2024


Dans cette lettre, je raconte à Judith la deuxième partie de mon voyage initiatique sur les traces de Saúl Cantoral, dirigeant historique et martyr du prolétariat minier péruvien. Aux côtés de sa famille, j'ai ainsi pu prendre part aux commémorations qui sont organisées autour du 13 février dans les villes de Nazca et Marcona sur la côte sud du Pérou. À cette occasion, j'ai pu éprouver la mémoire vivante de Saul Cantoral qui subsiste chez les gens qui l'ont connu, mais aussi connaître une ville en forme d'enclave qui semble être restée figée dans le temps...


Lima, jeudi 15 février 2024


Cher Judith,

 

J’espère que tu vas bien. Je voudrais te dédier cette lettre pour te remercier du soutien que tu me témoignes de manière inconditionnelle et qui m’aide grandement pour avancer et croire en mes projets. De plus, je sais que ton anniversaire est passé il y a peu et que tu passes par un moment fort dernièrement, c’est pourquoi cela me tenait à cœur de te faire ce modeste présent.

 

Après avoir raconté à mon tonton Stéphane ma découverte de Nazca aux côtés de la famille Cantoral dans une première lettre [cf. Blog #5 (1/2)], j’aimerais partager avec toi la suite de ce séjour initiatique sur les traces de Saúl Cantoral, martyr du prolétariat minier péruvien. Laisse-moi donc te raconter les différentes cérémonies d’hommages organisées à Nazca d’abord, puis à Marcona, la ville où se trouve l’exploitation minière dans laquelle a travaillé Saúl Cantoral entre 1975 et 1989 et dont il a dirigé le syndicat ouvrier. Cette enclave située « entre le fer et la mer » est une ville singulière qui témoigne avec éloquence de l’histoire récente du Pérou.

 

Singulières pierres tombales

 

Le dimanche 12 février au matin, la veille de la date anniversaire de la mort de Saúl Cantoral et Consuelo García, une cérémonie intime est organisée au cimetière Nuestra Señora del Carmen de Vista Alegre où repose Saúl aux côtés de ses parents Patrocinio et Elisa. La tombe de Saúl se trouve légèrement sur la gauche une fois entré dans l’enceinte du cimetière. Elle est placée sous une structure de couleur rose corail qui forme comme un petit abri. Apposé devant celle-ci, une stèle indique « Saúl Isaac Cantoral Huamaní Martyr du prolétariat minier décédé : 13-02-89 ». Puis, une fois poussée une petite porte métallique, on arrive sur deux tombes côte à côte. À gauche, celle où reposent Patrocinio Cantoral et Elisa Huamaní, les parents de Saúl, et à droite, celle où repose Saúl Cantoral. Immédiatement, mon regard est saisi par la pierre tombale de droite. C’est un ouvrage magnifique en marbre noir qui dégage quelque chose de l’ordre du magnétisme. Qui plus est, celle-ci est surmontée d’une épitaphe qui suscite chez moi une admiration empreinte de gravité :

 

"L'ennemi

Ne pourra pas nous faire taire

Et si pour cette cause

Il faut mourir

Je l'offrirais volontiers"

 

Saúl Cantoral n’a jamais cessé d’incarner ce mot d’ordre admirable, et, tragiquement, il l’a payé du prix de sa vie [cf. Annexe]. La mort est-elle donc la seule issue pour ceux qui combattent l’injustice au Pérou ? Je reste pensif un long moment. Lorsque je sors de ma torpeur, mon regard se porte sur la tombe des parents de Saúl. Un détail me frappe. La date de décès de Elisa, la mère de Saúl : 17-08-1989. Six mois seulement après la mort de son fils…  Le lien entre ces deux événements est évident et témoigne de l’immense souffrance éprouvée par la famille Cantoral durant cette période.



À la cérémonie sont présents les frères et sœurs du défunt, Mélida, sa veuve, son fils Ronny, d’autres membres de la famille et des amis du syndicat ouvrier de Marcona. Quelques paroles solennelles sont prononcées pour évoquer la mémoire de Saúl, son assassinat tragique et l’impunité qui persiste concernant le jugement de ses bourreaux. Pour clore la cérémonie, on fait un pot, et on prend une photo de groupe pour immortaliser ce moment de partage. Cela faisait quatre ans qu’aucun hommage n’avait été organisé en raison de la situation sanitaire. Avant la pandémie, me dit Ulises d’un air nostalgique, les hommages à Saúl étaient de véritables fêtes multitudinaires. Une quantité de gens impressionnante venait rendre hommage à Saúl, des proches aux simples connaissances en passant par les voisins du quartier, les autorités, et même des chanteurs célèbres de la musique andine qui venaient de leur propre chef pour chanter en son honneur. La foule était telle qu’il fallait parfois fermer l’accès à la rue où les gens célébraient toute la nuit. Ces célébrations donnaient aussi lieu à des présentations de danse et de musique traditionnelle comme de sikuris ou de danseurs de tijeras, ou encore à des déclamations de poèmes de César Vallejo, le grand poète national péruvien [1]. Cette année, la famille Cantoral a décidé de réaliser une cérémonie plus intime en raison du contexte politique particulier qui affecte le pays depuis la fin de l’année 2022 et rend imprévisible l’organisation d’événements de ce genre [2]. La cérémonie s’achève sur un cri de ralliement énergique lancé par Ulises qui est repris en chœur par l’assistance :

 

« Camarade Saúl Cantoral !... Présent !

Camarade Saúl Cantoral !... Présent !

 

Maintenant !... Et toujours !

Maintenant !... Et toujours !

 

Avec ton exemple !... Nous vaincrons !

Avec ton exemple !... Nous vaincrons !

 

Quand un révolutionnaire meurt... Il ne meurt jamais !

Quand un révolutionnaire meurt... Il ne meurt jamais ! »


Photos de Luis Fernando Cantoral. 


Saúl Cantoral, une mémoire vivante

 

Après la cérémonie, tout le monde se dirige vers la maison des Cantoral située à quelques minutes à pied du cimetière. Là, des amis de la famille ont préparé le déjeuner pour les convives. On partage des bières et on commence à discuter tandis qu’un petit concert se prépare. Sur le chemin de retour, j’ai fait la connaissance d’Eduardo, ancien camarade de Saúl du syndicat ouvrier de Marcona. Au fil de la discussion, il me raconte quelques souvenirs marquants de Saúl : « Je me souviens d’une fois où l’on était au local du syndicat avec d’autres dirigeants en train de discuter et se détendre. C’est alors qu’entre Saúl et, nous voyant ainsi, il s’insurge contre nous. Il nous dit qu’un dirigeant doit toujours être actif. Et s’il n’a rien à faire, il doit alors lire pour s’éduquer et élever son niveau politique. Il était comme ça Saúl. Pour lui, un dirigeant devait être investi tout entier dans sa mission de représenter et défendre les intérêts des ouvriers. Ce n’était en rien un privilège ou un passe-temps ». À mesure que l’après-midi avance, j’ai l’occasion de discuter avec plusieurs proches de Saúl qui me confient tous des anecdotes élogieuses sur ce dernier : « C’était un syndicaliste complet, il en apparaît un comme ça tous les cent ans »; « Il avait tout d’un grand, il était en train de le devenir ». Même si ma formation d’historien m’amène à garder une distance critique vis-à-vis de ces témoignages qui contribuent à former une sorte de légende héroïque a posteriori, il m’est impossible de ne pas y voir également une certaine authenticité qui réside moins dans le discours que dans l’émotion profonde qui remue chacun de mes interlocuteurs.

 

Petit à petit, je commence à me dresser un portrait imaginaire de Saúl. Il prend vie à travers mes pensées. Ce qui revient régulièrement dans la bouche des personnes qui l’ont connu, c’est sa personnalité imposante. « Chalo » pour ses frères et sœurs ou « Ringo » [3] pour ses camarades du syndicat avait une personnalité qui ne laissait personne indifférent. Son frère Ulises me confie : « Mon frère a toujours eu un regard très triste et parlait peu, mais il savait comment s’adresser aux gens et leur parler en termes simples qu’ils puissent comprendre. C’est pour ça qu’il était si populaire et parvenait à susciter l’adhésion de tous bien au-delà des seuls mineurs ». Belliqueux dans sa jeunesse, il a su canaliser cette énergie vitale pour la mettre au service de quelque chose de plus grand que lui. Saúl était également un amoureux de sa terre natale de Saisa, une communauté paysanne du département d’Ayacucho, et des mélodies de ses huaynos typiques même s’il se montrait toujours maladroit à l’heure de danser ce qui faisait beaucoup rire ses proches. Sa mort a laissé un grand vide non seulement pour sa famille mais aussi pour l’ensemble des mineurs qui avaient placé en lui leurs espoirs d’un monde plus juste.

 

Aujourd’hui, Saúl Cantoral a été complètement oublié de la mémoire officielle. Seuls quelques lieux conservent son nom en héritage : une rue à Nazca, un quartier de San Juan de Lurigancho – une ville de la banlieue de Lima -, quelques écoles publiques et une association d’éducation populaire, l’école Saúl Cantoral. Ce jour-là, j’ai donc réalisé tout ce que charriait la figure de Saúl Cantoral pour ceux qui l’avaient connu et, partant, j’ai pris conscience de l’ampleur de la tâche qui m’incombe à moi et à d’autres : celle de récupérer la mémoire héroïque de Saúl Cantoral et de la lutte des mineurs péruviens pour que leur exemple ne tombe pas dans l’oubli et puisse inspirer les prochaines générations et tous les péruviens déterminés à bâtir un pays plus juste.

 

San Juan Marcona, un company-town figé dans le temps

 

Dans la matinée du 13 février, date anniversaire de la mort de Saúl Cantoral et Consuelo García, nous nous rendons une dernière fois sur la tombe de Saúl avec son frère Ulises et sa femme Maura. De manière fortuite, nous tombons nez à nez avec les dirigeants du syndicat ouvrier de Marcona qui sont venus déposer des fleurs et rendre hommage à leur dirigeant historique. Nous discutons brièvement avec eux, puis nous nous donnons rendez-vous dans l’après-midi pour la cérémonie organisée par le syndicat.


 

En début d’après-midi, nous partons donc pour San Juan de Marcona avec Ulises et Maura. Depuis Nazca, la route traverse une plaine désertique pendant près d’une heure durant laquelle on croise un défilé de camions qui font ce trajet quotidiennement pour transporter les minerais de fer extraient de l’exploitation minière de Marcona vers la capitale. Enfin, après une série de virages, on aperçoit l’océan à l’horizon, signe que nous arrivons. Ma première impression de Marcona est contrastée. Avant de me rendre ici, je concevais le monde industriel et minier comme étant inéluctablement lié au cadre urbain or, à ma grande surprise, je découvre une ville industrielle en bord de mer. D'une certaine manière, on peut dire que Marcona se situe « entre le fer et la mer » comme le résume le titre d’un documentaire passionnant datant 2020 qui raconte la ville du point de vue de ses habitants.


 

À peine arrivés, nous nous dirigeons vers le local du syndicat ouvrier. Sur le chemin, je suis interpellé par les traces laissées par le passé et le présent de l’exploitation minière dans le paysage urbain de Marcona. Ainsi, sous certains aspects, la ville de Marcona semble être un company-town [4] figé dans le temps.

 

C’est en 1953 que commence l’histoire de l’exploitation minière à Marcona, entraînant avec elle la croissance importante de cette localité qui était jusqu’alors un simple hameau de pêcheurs. Suite à l’adoption d’un nouveau code minier favorable aux investissements étrangers en 1950, la compagnie américaine Marcona Mining Company se constitue et obtient la concession du gisement de fer de Marcona. Rapidement, la compagnie entreprend la construction d’un campement minier sur le modèle des company-towns américains permettant de stabiliser et de contrôler la main d’œuvre. À l’époque, le campement minier de Marcona - à l’image de la majorité des company-towns -, se caractérisait par une ségrégation spatiale qui reproduisait la stratification sociale régnant au sein de l’entreprise. Dit plus simplement, les ouvriers, les employés et le staff [5] de l’entreprise étaient séparés géographiquement et leurs logements différaient en matière de taille et de confort selon le statut social occupé par chacun de ces groupes au sein de l’entreprise. Par ailleurs, cette organisation de l’espace urbain était également empreinte d’une dimension impérialiste ou coloniale, dans la mesure ou les membres du staff était tous des américains blancs tandis que les travailleurs et leurs familles étaient pour la plupart des péruviens d’origine andine qui avaient abandonné l’activité agricole et migré sur la côte pour profiter des nouvelles opportunités économiques que celle-ci offrait. Curieusement, la plupart de ces logements ouvriers construits au début des années cinquante subsistent encore tels quels aujourd’hui. Il est ainsi frappant d’observer ces rangées de logements identiques aux couleurs usées dont certains tombent en ruines faute de rénovation.  

 


Ironie du destin, ma mère m’a raconté qu’elle avait failli venir habiter à Marcona avec sa famille dans les années soixante lorsque la Marcona Mining Company avait proposé un emploi à mon grand-père pour travailler dans la branche juridique de l’entreprise. Mon grand-père était décidé à accepter l’offre, mais ma grand-mère avait opposé son veto car elle n’avait aucune envie de quitter Lima pour aller vivre dans un campement minier isolé et, qui plus est, elle ne voulait pas que ses enfants interrompent leurs études au lycée français de Lima où ils recevaient une éducation française et péruvienne.

 

À l’approche du syndicat, j’aperçois un mur peint avec le slogan « Saúl Cantoral Présent Avec Ton Exemple Nous Vaincrons », premier signe de la mémoire vivante de Saúl Cantoral à Marcona. Le siège du syndicat est une vieille bâtisse qui ne semble pas avoir changé depuis sa création en 1957. Une fois à l’intérieur, on pénètre dans une grande pièce assez impersonnelle. Quelques photos d’anciens dirigeants décédés sont collées en ligne sur le mur ainsi que deux photos encadrées de Saúl Cantoral. Au-dessus de l’entrée trône la fameuse citation de Bertolt Brecht qui dit :

 

"Il y a des hommes qui se battent un jour et qui sont bons.

Il y en d'autres qui combattent pendant un an et sont meilleurs

Il y a ceux qui se battent pendant de nombreuses années et qui sont très bons.

Mais il y a ceux qui se battent toute leur vie : ceux-là sont indispensables".


 

« D’une arrière-cour à l’autre »

 

Cependant, malgré l’ancienneté de la majorité des bâtiments qui semblent appartenir à un passé révolu, l’histoire de l’exploitation minière s’écrit au présent à Marcona. Les bus oranges portant l’inscription « Shougang Hierro Perú » qui traversent Marcona de manière continue pour transporter les ouvriers à la mine située à une demi-heure au nord de la ville et les panneaux portant l’inscription « Concession Shougang Hierro Perú » qui émaillent le territoire urbain, sont là pour rappeler cette réalité présente.


 

Shougang Hierro Perú c’est le nom de l’entreprise chinoise qui a repris l’exploitation du gisement de Marcona en 1992 après une période sous contrôle étatique. En effet, l’entreprise américaine Marcona Mining Company qui avait commencé à exploiter le gisement dans les années cinquante a été nationalisé par le gouvernement militaire du général Velasco en 1975, de même qu’un grand nombre d’entreprises considérée d’importance stratégique pour le développement économique du pays, devenant ainsi l’entreprise publique Hierro Perú. Finalement, l’arrivée au pouvoir d’Alberto Fujimori en 1990 a marqué le début d’un tournant néolibéral qui s’est traduit par tout un ensemble de privatisation d’entreprises publiques dont celle de Hierro Perú a ouvert le bal en 1992.

 

La reprise de Hierro Perú par une entreprise chinoise a suscité de grandes espérances chez les travailleurs qui percevaient alors la Chine comme un pays socialiste. Néanmoins, ils n’ont pas tardé à déchanter. Quelques mois seulement après le changement de propriétaire, plus de 1 200 travailleurs ont été licenciés. Les postes laissés vacants ont été pourvus par d’importants contingents de travailleurs chinois tandis que la majorité des travailleurs péruviens réembauchés par l’entreprise l’ont été à travers de sociétés prestataires de main-d’œuvre, réduisant ainsi leurs droits sociaux et affaiblissant considérablement l’organisation syndicale qui était autrefois un véritable bastion du syndicalisme minier péruvien. Depuis, la gestion de l’entreprise s’est caractérisée par une intransigeance farouche à l’égard des revendications des travailleurs qui a contribué à exacerber la conflictualité sociale à Marcona. Durant la pandémie de Covid-19, par exemple, l’entreprise a refusé toute forme de suspension ou d’allègement de son activité, préférant confiner les travailleurs dans des tentes de fortunes ne respectant pas les mesures de protection sanitaire, ce qui a entraîné un taux de mortalité particulièrement élevé parmi les travailleurs de l’entreprise. Bien entendu, l’entreprise n’a reconnu aucune responsabilité, rejetant la faute sur la négligence des travailleurs eux-mêmes.

 

D’autre part, les relations qu’entretiennent les habitants avec l’entreprise ne sont pas meilleures. La Shougang possède un monopole sur la gestion de l’eau qu’elle refuse de rétrocéder à la municipalité et approvisionne en priorité ses cadres – chinois pour la plupart – et les installations de l’entreprise, tandis que le reste de la population n’a accès à l’eau courante que quelques heures par jour. Enfin, les rejets polluants de l’exploitation minière affectent la santé de la population et l’environnement marin, et mettent en péril l’activité des pêcheurs. Ces pratiques archaïques font de Marcona une véritable enclave chinoise qui n’a rien à envier à celles mises en œuvre du temps de l’hégémonie américaine, ce qui suscite chez certaines personnes une nostalgie des temps anciens. Selon un refrain largement entendu au cours de mon séjour, « les Chinois sont beaucoup plus exploiteurs [que les Américains] et se moquent éperdument des conséquences néfastes de leur activité. »

 

D’une certaine manière, la petite ville portuaire de Marcona représente un condensé de l’histoire contemporaine du Pérou dans la mesure où elle est passé par trois types de dominations successives qui ont caractérisé l’économie péruvienne : la domination américaine, la domination de l’État péruvien, et enfin, la domination chinoise. En effet, depuis quelques années, l’hégémonie chinoise est en train de déplacer progressivement celle des américains, comme en témoigne notamment la construction du « mégaport » de Chancay par une société chinoise, sur la côte nord du Pérou, qui est amené à devenir le plus grand hub logistique de la côte Pacifique de l'Amérique du Sud.

 

Ces trois époques ont chacune marqué la ville de leurs stigmates. Néanmoins, comme dans de nombreux cas d’enclaves extractives, les bénéfices de l’exploitation minière n’ont profité que très marginalement à la population de Marcona, et ce quel que soit le type de domination en présence.

 

Une danse aux accents révolutionnaires

 

Après ce léger détour du côté de l’histoire et du présent de Marcona, j’aimerais finir ce récit en revenant sur la mémoire de Saúl Cantoral et l’hommage qui lui a été rendu à Marcona. Une fois passés par le siège du syndicat, nous nous dirigeons vers le centre de la ville pour la cérémonie d’hommage à Saúl Cantoral organisée par le syndicat ouvrier de Marcona. Sur le chemin, nous passons devant la mairie dont l’architecture très moderne et la devanture vitrée détonne par rapport au reste de la ville. Par ailleurs, un pont protubérant et vraisemblablement inutile relie la mairie à la place centrale de Marcona. Une fois passée devant celle-ci, nous arrivons au monument à Saúl Cantoral, une statue imposante qui trône au milieu d’une petite place. La statue représente Saúl Cantoral, le regard tourné vers l’horizon et le poing droit levé dans une attitude combative. La plaque commémorative indique que la sculpture a été offerte le 13 février 2003 par « les frères de Siderperú », principale entreprise sidérurgique péruvienne. La statue est entourée de dessins muraux qui représentent la faune et la flore régionale, et du court texte suivant : « Saúl Cantoral, leader du prolétariat. Il a lutté pour les droits des mineurs. Pas de victoires sans luttes. »


 

En fin d’après-midi, les dirigeants du syndicat s’attèlent aux préparatifs de la cérémonie tandis qu’une petite foule se rapproche progressivement. Je fais la connaissance de Samuel Chan, un ancien mineur de Hierro Perú descendant d’immigrés japonais, et sa femme Alicia, un couple sympathique qui garde un souvenir ému de Saúl. Après les discours d’usage et quelques présentations artistiques, la cérémonie se clôt par un concert de musique traditionnelle d’Ayacucho, la région d’origine de la famille Cantoral. Malgré l’atmosphère solennelle qui régnait jusque-là, plusieurs personnes de l’assistance se lèvent et commencent à danser, l’ambiance devient festive. Je suis agréablement surpris de voir que Samuel, malgré son âge avancé, est l’un des premiers et des plus enthousiastes à danser le huayno, une mélodie andine traditionnelle qui se danse en tapant énergiquement du pied sur le sol. En dépit de ma torpeur initiale, je finis moi aussi par me joindre à la danse, exalté par l’euphorie collective qui se manifeste sous mes yeux. Une ronde joviale et intergénérationnelle se forme sous la statue au rythme du huayno andin. J’imagine Saúl heureux de voir cette expression de joie collective se manifester en son honneur, qui plus est au son des mélodies de sa terre natale qu’il aimait tant. Il doit savoir mieux que quiconque que la joie, au même titre que la mélancolie, est un sentiment éminemment révolutionnaire qu’il est bon de cultiver collectivement dans l’attente du « Grand Soir »…



 Photo de Luis Fernando Cantoral.


Sur cette note allègre s’achève mon récit de mon voyage initiatique sur les traces de Saúl Cantoral. Comme tu as dû le percevoir, ce séjour a été un moment décisif dans ma réflexion sur mon mémoire de fin master. Sentir la mémoire vivante de Saúl Cantoral et de la lutte des mineurs péruviens m’a conforté sur la pertinence de mon sujet de mémoire, voire même sur son éminente nécessité car j’ai la conviction profonde que la mémoire des luttes passées nourrissent les combats du futur.

 

P.S. J’ai eu la chance de pouvoir retourner à Nazca cette année pour accompagner la famille Cantoral durant la cérémonie en mémoire à Saúl le 13 février. J’ai eu la grande satisfaction d’observer que nous étions plus nombreux que l’année précédente, ce qui a fait dire à Ulises que « le cholo [6] Saúl n’a pas perdu sa capacité à rassembler malgré les années passées. »


Photo de Yacob Ica.


Remerciements

 

Je remercie à nouveau chaleureusement la famille Cantoral de m’avoir accueilli à Nazca et m’avoir permis d’assister à ces commémorations intimes.

 

Je remercie également Pajarito, ami et voisin de la famille Cantoral à Nazca, qui a gentiment accepté de me loger chez lui le temps de mon séjour.

 

Je remercie enfin Carlos Portugal de m’avoir mis en contact avec Ulises et pour son aide précieuse durant toute la durée de mon enquête de terrain au Pérou.

 

Annexe - Petite histoire des grèves nationales minières dirigées par Saúl Cantoral en 1988-89

 

En 1988 et 1989, alors qu’une profonde crise économique et qu’un conflit armé interne font rage, les mineurs péruviens, sous l’égide de la fédération nationale minière (FNTMMSP) et de son secrétaire général Saúl Cantoral, se sont mobilisés de manière massive pour exiger une négociation par branche pour l’ensemble du secteur minier à l’échelle nationale. À travers cette exigence, ils espéraient uniformiser les conditions de vie et de travail des travailleurs miniers de l’ensemble du pays. La quasi-totalité du secteur minier a été paralysée, soit environ 80 000 travailleurs, engendrant des pertes massives pour l’État et l’économie péruvienne dont les ressources minières représentent près de la moitié des exportations totales.

 

La mobilisation des mineurs s’est échelonnée en trois séquences de grèves distinctes qui ont représenté de manière cumulée près de 100 jours de lutte. Le mouvement social a commencé le 18 juillet 1988 avec une première grève nationale d’un mois, avant qu’une deuxième grève n’éclate en octobre de la même année se prolongeant cette fois ci pendant une durée de 57 jours. La durée particulièrement importante de ces deux grèves découle de l’intransigeance du patronat minier représenté par la Société Nationale de l’Industrie Minière et Pétrolière qui refuse toute forme de négociation avec les mineurs, percevant bien le pouvoir accru qu’entraînerait une négociation par branche à l’échelle nationale. Dans ce contexte, le gouvernement d’Alan García se caractérise par une position ambiguë se montrant favorable aux revendications des mineurs dans ses discours publics mais sans réellement agir pour surmonter le blocage des négociations en coulisses.

 

Après deux grèves combatives qui débouchent sur l’adoption d’une loi sur les retraites des mineurs abaissant l’âge de la retraite à 45 ans pour les mineurs de fond, objectif nourri de longue date par les syndicats, la fédération minière se prépare pour une troisième vague de grève pour exiger de nouveau l’ouverture de négociations. C’est à ce moment-là qu’intervient l’assassinat cruel de Saúl Cantoral et Consuelo García par le Comando Rodrigo Franco, présumément, un groupe paramilitaire aux ordres du gouvernement d’Alan García. L’assassinat du leader charismatique de la fédération minière a été coup dur pour les mineurs et leurs luttes marquant un tournant dans l’histoire du syndicalisme minier péruvien qui n’a cessé de décliner depuis.

 

Pour aller plus loin…

 

Sur Saúl Cantoral et les luttes du syndicalisme minier péruvien des années 1970-80 :

  • Court-métrage documentaire La marcha de Cantoral de Victor Ybazeta, 2017, https://www.youtube.com/watch?v=WQ-ZjoicIKU

  • Page Facebook « Memoria Minera », https://www.facebook.com/MemoriaMinera

  • Livre-témoignage Entre Guerras. Militancia y activismo sindical minero en las décadas 70 y 80 édité par Carlos Portugal Mendoza et Alberto Gálvez Olaechea, 2021

  • Recueil de poèmes Xaillis contra la muerte de José Luis Ayala et Ulises Cantoral Huamaní, 2022

 

Sur l'assassinat de Saúl Cantoral et Consuelo García et l’affaire judiciaire qui s'en est suivie :

 

Sur San Juan de Marcona et l’entreprise Shougang Hierro Perú :

 

Sur la progression de l’hégémonie géopolitique de la Chine au Pérou et en Amérique latine

 

 Notes de bas de page

 

1. César Vallejo, en plus d’être un grand poète, était un communiste convaincu. Il adhère d’abord au parti communiste péruvien en 1928 avant de se rendre en Europe où il combat aux côtés des forces républicaines durant la Guerre civile espagnole, puis meurt prématurément en France en 1938. Il repose aujourd’hui au cimetière du Montparnasse à Paris.


2. Depuis le 7 décembre 2022 et la destitution du président Pedro Castillo remplacé par sa vice-présidente Dina Boluarte, des mobilisations se sont emparées des principales villes du pays et dans les Andes en particulier pour réclamer tantôt son rétablissement en tant que président, tantôt la convocation d’élections générales et/ou l’écriture d’une nouvelle constitution. Ces mobilisations ont donné lieu à des affrontements violents avec les forces de l’ordre qui ont fait plus de 60 morts au total qui se sont concentrés dans certaines villes du sud du pays, à Ayacucho, Andahuaylas et Juliaca notamment. Ce contexte a donné lieu à un déchaînement de violence tant physique que verbale puisque les médias et la classe politique se sont efforcés de discréditer les manifestants en les amalgamant de manière simpliste à une foule guidée par des intérêts politiques et influencée en coulisses par le groupe armé Sentier Lumineux, ce qui est connu comme la stratégie du terruqueo utilisé pour tuer dans l’œuf toute contestation issue de la gauche depuis les années 1990.


3. Du nom du célèbre personnage de western interprété par Giuliano Gemma dans les films Un Pistolet pour Ringo (1965) et Le Retour de Ringo (1966) du cinéaste italien Duccio Tessari.


4.Un company-town est une ville en forme d'enclave dans laquelle la plupart des habitants sont employés par une seule entreprise et dépendent donc de celle-ci pour tous ou la plupart des services nécessaires à la vie quotidienne (logement, magasins, etc.). Ce modèle s’est développé au XIXe siècle aux États-Unis et en Europe pour stabiliser la main-d’œuvre ouvrière. Au Pérou, les company-towns font leur apparition au XXe siècle avec la pénétration des capitaux américains pour exploiter les ressources pétrolières et minières à Talara, Cerro de Pasco ou La Oroya par exemple.


5. Le staff correspond aux fonctionnaires de l’entreprise qui étaient américains pour la plupart d’entre eux.


6. Adjectif désignant une personne métisse amérindienne et européenne. Ce terme était utilisé de manière péjorative et raciste au temps de la colonisation espagnole pour désigner les populations andines et cet usage s’est perpétué même après l’indépendance du Pérou. C’est dans la deuxième moitié du XXe siècle que le terme change de connotation et se normalise au fur et à mesure que les populations andines migrent et s’installent de manière massive dans la capitale Lima et sur les villes de la côte péruvienne.  

 
 
 

1 commentaire


Stéphane Granado
Stéphane Granado
23 mars 2024

Merci Gabriel pour ce magnifique texte sur Saul Cantoral. La lutte continue !

Stéphane ton vieil oncle barbu

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Merci pour ton inscription !

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