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Blog #3 - Que la fête commence!

  • Photo du rédacteur: Gabriel LAUDE
    Gabriel LAUDE
  • 16 oct. 2022
  • 17 min de lecture

Dernière mise à jour : 28 oct. 2022


La place centrale de Huari durant la procession du Saint-Sacrement, vendredi 7 octobre 2022, jour central de la fête patronale en l'honneur de la Virgen del Rosario.



Dimanche 16 octobre 2022,


Chère Jade,


Ces derniers jours, j’ai fui la grisaille liménienne et je me suis réfugié à Huari, un village de près de 3500 habitants situé à 3 100 mètres d’altitude dans la région de Ancash, à 10 heures de route au nord de Lima. La région de Ancash est surtout connue pour sa Cordillère Blanche, lieu privilégié des amateurs d’alpinisme et de treks, mais telle n’était pas la raison de ma venue. Tu dois alors te demander pourquoi avoir choisi cette destination particulière alors que celle-ci n’est répertoriée dans aucun guide touristique, car c’est ici que vivent Lindon, mon parrain, et Nelly, sa femme, qui s’est occupé de moi de ma naissance à mes six ans et que je considère comme ma deuxième mère. Durant ces années, j’ai reçu d’elle « l’amour le plus pur, qui fait de celui qui l’a reçu quelqu’un d’absolument incapable de tout scepticisme »[1]. D’une certaine façon, c’est comme si une partie de ce que je suis aujourd’hui émanait de ce lieu. Après avoir vécu à Paris et Madrid, Nelly et Lindon sont revenu s’installer à Huari en 2018 avec leurs enfants Nilo et Yulhiana*. Lindon est enseignant dans une école à San Marcos, une commune voisine de Huari, et Nelly tient un restaurant dans l'arrière-cour de leur maison.


Nelly et moi sous notre parapluie qui nous protège du soleil durant la corrida.


Huari est un village assez typique des Andes, avec ses rues accidentées, ses chiens errants, ses vendeurs de rue, ses motos-taxis et, bien sûr, son Église. La plupart des habitants de Huari sont bilingues, ils parlent l’espagnol et le quechua, mais un quechua qui n’a pratiquement rien à voir avec celui des gens d’Ayacucho ou de Cusco, plus au sud[2]. À cette période de l’année, le climat est encore assez doux dans la sierra andine, le soleil répand ses intenses rayons en journée malgré quelques averses passagères parfois assez abondantes qui annoncent l’arrivée prochaine de la saison des pluies.


La place centrale de Huari relativement déserte après une averse passagère.


Avec toute mon insouciance « d’anywhere »[3] ayant toujours vécu en milieu urbain, j’ai dû me confronter à la vie à la « campagne » et ses implications. Première découverte, le réseau et la connexion internet ne sont pas des dieux invisibles et tout-puissants qui peuvent repousser les limites géographiques, mais bien des processus physiques qui répondent à des considérations socio-politiques. Dit plus simplement, le réseau est pourri. Bon, j’exagère un peu, il n’est juste pas aussi performant à tous les endroits de la ville. Habitué à l’immédiateté et la vitesse du monde urbain, j’ai dû faire l’apprentissage de la lenteur et de l’ennui. Autre découverte, l’anonymat auquel j’ai toujours été habitué en ville s’évapore et je ressens la drôle de sensation d’être dévisagé par certains locaux, d’autant plus que pratiquement tout le monde se connaît dans le village. J’ai bien essayé de me fondre dans le paysage mais mon visage et ma démarche me trahissent. Une fois passées ces premières surprises qui te paraîtront surement assez dérisoires, j’ai pu m’immerger pleinement dans la vie de Huari.


À Huari, et dans les Andes a fortiori[4], chaque plat et chaque aliment a son heure désignée. Au petit-déjeuner, les gens ont pour habitude de manger de la soupe, le caldo de gallina (un bouillon de poule) ou le papa cashqui (une soupe à base de pomme de terre avec des oeufs, du fromage et différentes herbes, traditionnelle de la région de Ancash), une omelette aux légumes qu’ils appellent tortilla andina, du pain (ils font des petits pains légèrement sucrés très différents du pain français mais très savoureux) ou encore du quinoa avec du lait. Puis, en fin de matinée, c’est l’heure du chocho, une légumineuse andine très nutritive à l’apparence proche des fèves ou des haricots blancs. Le chocho est préparé généralement à la manière d’un ceviche de poisson avec du jus de citron en quantité généreuse, des oignons rouges coupés très finement, des tomates, des herbes et un peu de rocoto (un piment péruvien à la couleur rouge) coupés en petits morceaux, et enfin, des épices (sel, poivre et cumin). Pour la touche finale, le chocho est servi avec de la canchita, un type de maïs andin qui est frit à la manière du pop-corn et dont les gens raffolent ici. Concernant le déjeuner et le dîner, les aliments les plus consommés sont de loin la viande (le poulet et le cochon principalement), la pomme de terre et le choclo, un autre type de maïs andin très apprécié ici, de couleur blanche et, d’une texture et d’une saveur très différentes de notre maïs jaune. Je veux aussi te parler des boissons privilégiées ici. La palme de la boisson la plus consommée revient aisément à la bière. Celle-ci est consommée en très grande quantité durant les périodes de fêtes en particulier mais pas seulement, c’est également une boisson consommée de manière quotidienne, en journée comme en soirée et par les hommes plus que les femmes. Ensuite, en deuxième position, vient une boisson traditionnelle des Andes, la chicha de jora. Réalisée à base de maïs fermenté, cette boisson à la couleur orangée est élaborée depuis l’époque préinca pour être utilisée durant des cérémonies religieuses et des actes rituels. Enfin, une dernière boisson très prisée par les locaux est l’emoliente. Ce breuvage qui se boit chaud est semblable au thé mais a une consistance plus épaisse et se consomme tôt le matin ou bien le soir. Comme tu peux t’en douter, les commerçants se calent sur le rythme alimentaire local, ainsi, tu ne trouveras pas de vendeurs de chocho passé quatorze heures ou de vendeur d’emolientes durant la journée.


Un délicieux plat de chocho préparé avec amour par Nelly.


Je suis arrivée le lundi 3 octobre, à point nommé pour le début des festivités en l’honneur de la Virgen del Rosario ou Mama Huarina, comme les habitants l’appellent de manière affective, la sainte-patronne de Huari. Cette fête se déroule tous les ans du 27 septembre au 14 octobre et le jour central des festivités est le 7 octobre. Cette édition marquait le grand retour de la fête patronale après deux ans d’interruption dus à la pandémie du Covid-19. Au Pérou, et tout particulièrement dans les Andes, ces célébrations religieuses et populaires sont très communes, il y ainsi près de 3 000 fêtes patronales organisées chaque année sur le territoire péruvien. En effet, le Pérou est un pays fortement imprégné par la culture et la religion catholique héritées de la colonisation espagnole. Le catholicisme est la principale religion au Pérou (88% de la population), c’était la religion d’État jusqu’en 1979 et, encore aujourd’hui, les liens sont très forts entre l’Église et le pouvoir politique. L’Église catholique bénéficie ainsi d’un traitement préférentiel dans le système éducatif (dégrèvement d’impôts et autres facilités) et, autre fait marquant, l’investiture présidentielle est précédée d’une grande messe à la cathédrale de Lima. Pour autant, il ne faut pas oublier que l’évangélisation des populations indigènes du « Nouveau Monde » a été une expérience violente et traumatisante qui a donné lieu à une phase « d’extirpation des idolâtries »[5] durant laquelle les Espagnols exigèrent des Indiens qu’ils renoncent à leurs croyances, brulèrent leurs idoles et ravagèrent leurs temples pour les remplacer par des églises. Dans le contexte de la Contre-Réforme, issu du Concile de Trente[6], ils imposèrent un catéchisme fondé sur le culte des saints et des images pieuses mais ne parvinrent pas à effacer les croyances antérieures qui vinrent s’entremêler pour produire un syncrétisme religieux dont les fêtes patronales sont un témoignage vivant[7]. Je ne veux pas t’ennuyer en te donnant une leçon d’histoire, mais il m’a semblé important de te remettre en contexte l’héritage historique et culturel dans lequel s’inscrivent ces fêtes. À présent, tu dois surement être curieuse de savoir à quoi ressemble une fête de village au Pérou. Je vais donc te raconter sans plus attendre mon expérience qui fut si particulière et enrichissante.


La procession en l'honneur de la Mama Huarina, le 7 octobre 2022, jour central des festivités.


Comme tu peux t’en douter, la dimension religieuse occupe une place prépondérante dans le déroulement de la fête, c’est ce qui lui donne sa raison d’être. Durant toute la durée de celle-ci, des célébrations religieuses viennent ainsi rythmer les journées. Il y a une messe organisée pratiquement tous les jours, en début de soirée généralement mais aussi le matin parfois. Puis, le 7 octobre, jour central des festivités, deux processions solennelles s’enchainent au départ de l’Église et réalisent un tour de la place centrale du village. Les deux processions sont emmenées par le prêtre italien de Huari et le maire du village, témoignant de l’étroite coordination entre les différentes institutions locales pour organiser la fête. Autre élément notable, les processions, comme la plupart des activités au programme de la fête, sont accompagnées la banda, ce que l’on appellerait nous un orchestre ou une fanfare. La première d’entre elle est la procession du Saint-Sacrement. Elle s’arrête à chacun des quatre coins de la place où sont disposés un chapiteau et une estrade. Chaque chapiteau possède une couleur différente et représente l’un des quatre quartiers principaux du village : San Juan, Carmen, Milagro et San Bartolomé. À chaque arrêt, des représentants du quartier accueillent la procession et un enfant déclame des louanges à la Mama Huarina. Ils font tous preuve d’une aisance remarquable dans la récitation de leurs textes appris par cœur et prononcés avec une ferveur saisissante. Une fois le tour complet, la procession retourne à l’Église d’où elle était partie. À l’intérieur, la Mama Huarina attend patiemment que l’on vienne la chercher pour être paradée à son tour. Au même moment, les pallas et les caballeros de Huari se préparent pour accompagner la seconde procession. Ces deux groupes sont des collectifs de danseurs locaux qui réalisent des danses traditionnelles de la province de Huari tout au long de la fête. Les pallas sont des groupes composés majoritairement de femmes qui dansent et chantent alignées en deux rangées tandis qu’au milieu d’elles deux hommes les accompagnent en dansant et en sifflant. Les caballeros de Huari exécutent la Huari Danza, une danse qui est accompagnée par deux musiciens jouant un motif répété à la flûte d’une main tandis que de l’autre, ils frappent d’un tambour pour marquer le rythme. Les musiciens sont vêtus d’un poncho marron, d‘une écharpe blanche et d’un chapeau, tandis que les danseurs sont vêtus de costumes colorés, portent des masques représentant des visages barbus de types européens (peut-être des Espagnols du temps de la vice-royauté) et des grelots autour de leurs mollets. Ce dernier élément produit un son métallique, lorsque les caballeros tapent du pied sur le sol, lentement dans un premier temps puis de manière frénétique, libérant une vibration enivrante qui résonne au loin.


Les pallas en pleine représentation.

Les caballeros de Huari interprétant la Huari Danza et les deux musiciens qui les accompagnent.


Tu l’as bien compris, le folklore local occupe lui aussi une place importante dans le déroulement de la fête et témoigne de l’imbrication du populaire et du sacré. Je dirais même que ce mélange singulier constitue l’essence même de ces célébrations. Le culte catholique prend ici une coloration très locale : chaque fête patronale est unique car elle est investie de l’identité particulière du village qui la célèbre. La religion et les traditions populaires se mélangent et se renforcent mutuellement et c’est l’un des facteurs principaux qui, à mon sens, a permis cet ancrage si durable de l’héritage catholique au Pérou[8]. Je dois t’avouer qu’en assistant à cette grande liesse religieuse et populaire, je me suis moi-même sentie transporté par la musique, la danse, et la solennité festive qui se dégageait de la procession. J’ai été particulièrement frappé par cette dimension populaire des célébrations qui ne ressemble en rien à notre culte catholique national. En France, ou devrais-je dire dans l’espace culturel français, le culte catholique présent depuis bien plus longtemps qu’en Amérique latine s’est homogénéisé au fil des siècles et, aujourd’hui, le populaire a été entièrement évacué des célébrations qui sont pour la plupart transposables d’une région à l’autre du territoire. Au-delà des seules célébrations religieuses et d’une manière plus générale, le folklore local a aujourd’hui disparu d’un grand nombre de régions françaises contribuant à l’affaiblissement des identités régionales. Ce phénomène n’est pas récent, c’est le fruit d’une volonté historique d’unification du territoire français dont l’homogénéisation culturelle n’est qu’un versant[8]. Il serait toutefois injuste de ma part de ne pas mentionner certaines régions françaises ayant conservés d’importantes traditions populaires et une forte identité locale comme la Bretagne (mon ami breton Ewenn, grand amoureux des traditions de sa région ne m’aurait pas pardonné cet oubli et à raison), le Pays Basque ou la Provence par exemple[9], mais il est indéniable que celles-ci sont des exceptions. Cette prise de conscience me donne envie à présent d’explorer notre folklore français trop peu connu et valorisé.


Cependant, une fois passé les célébrations à vocation religieuse, la dimension populaire prend le dessus et la véritable fête peut alors commencer. À l’approche du soir, des stands de nourriture sur le pouce diffusant une alléchante odeur de poulet grillé s’amassent le long de l’allée qui mène à la place centrale. Les vendeurs ambulants prennent leurs quartiers et des empilements de caisses de bières entourent peu à peu l’ensemble de la place. L’une des activités privilégiées de ce genre de fête, c’est la quema de castillo, littéralement, la « mise à feu de château ». Tu l’as peut-être deviné, mais le château désigne ici une structure pyrotechnique à plusieurs étages. Cette construction en bois est fabriquée de manière assez rustique à première vue mais une fois allumé les enchaînements se déroulent sans accroc et le spectacle est vraiment impressionnant. À intervalles réguliers, une nouvelle partie du château s’enflamme et libère des feux d’artifices mobiles et colorés dans un vacarme assourdissant. Il est courant que les jeunes, s’ils sont présents en nombre, se mettent à tourner en se tenant les mains autour du château pendant que celui-ci brûle en faisant tomber une pluie de feu et de cendres. Je me suis joins à cette ronde festive à une reprise et je dois dire que c’est tout à fait exaltant bien que terrifiant à la fois. Le spectacle est accompagné par la musique enjouée de la banda comme pratiquement toutes les activités au programme de la fête. Toutefois, cette dernière peut aussi jouer le rôle principal à l’occasion des bals populaires prévus en soirée (souvent en parallèle du spectacle pyrotechnique) lors desquelles les gens se réunissent entre amis ou en famille pour boire et danser jusqu’à n’en plus pouvoir. En particulier, les gens d’ici dansent le huayno, une danse typique de la sierra péruvienne qui s’est exporté dans le reste du pays et qui peut se danser en couple ou à plusieurs et lors de laquelle le zapateo[10] occupe une place centrale. Mes premières tentatives se sont révélées assez médiocres je dois te l’avouer, mais à force d’entraînement et grâce à l’aide de ma nouvelle amie Ximena* qui s'est révélée être une excellente professeure de danse, je crois que j’ai réussi à progresser un peu. Quel bonheur de sentir mes pieds glisser et taper sur le sol tandis que mes bras se balancent de haut en bas. Je sens la musique vibrer dans tout mon corps et je ne sens bientôt plus le mouvement de mes pieds. Mon esprit s’efface pour laisser mon corps s’exprimer. Je m’oublie. Je m’envole.


Le spectacle pyrotechnique impressionant de la quema de castillo sur la place centrale.


Pour terminer sur la dimension populaire de la fête, je veux te parler d’un autre événement majeur de celle-ci : le concert du samedi soir avec au programme Los Cinco de Oro et Los Caribeños de Guadalupe. Ces noms de groupes ne te diront rien sans aucun doute, moi non plus j’ignorais complètement leur existence. Ils sont connus pour reprendre des standards de la musique populaire et en particulier d’un genre musical appelé la cumbia peruana ou chicha qui s’est développé au large de la côte péruvienne dans les années 1960 au carrefour de plusieurs influences régionales (la cumbia colombienne, la guaracha cubaine, le rock psychédélique et j’en passe) avant de conquérir l’ensemble du pays. Aujourd’hui, c’est surement le genre musical le plus populaire au Pérou. C’est donc avec une grande curiosité que je me suis rendue à ce concert, et quel concert ! Les Péruviens utilisent le terme gozar pour désigner le fait de profiter pleinement de quelque chose (nous les jeunes on dirait « kiffer ») et je dois dire que ce terme est parfaitement approprié pour décrire la passion délirante avec laquelle le public autour de moi a vécu ce concert. De 20h à 4h du matin, les gens ne se sont jamais arrêtés de danser, de chanter et de gozar de ce moment privilégié. Toi qui aimes danser et sais profiter de la vie, je suis sûr que tu aurais adoré ce moment magique. Musique après musique, les gens chantaient absolument toutes les paroles des chansons c’était vraiment délirant à voir. J’ai été aussi très amusé par les apostrophes adressées au public de manière répétée tout au long du show par les chauffeurs de salles tandis que le public s’empressait de répondre de manière enthousiaste, le tout dans une ambiance bon enfant : « Où se trouvent les filles célibataires ? », « Où se trouvent les garçons célibataires ? », « Qui sont les plus toxiques, les hommes ou les femmes ? », « Où sont les femmes qui ont le pouvoir ? ». Bref, pour la faire courte j’ai pris mon pied lors de ce concert !


Le groupe des Cinco de Oro lors du concert du samedi soir.


Finalement, les animaux participent également aux festivités, mais la fête prend pour eux une autre signification. Au programme : tournoi de combat de coqs et corrida de toros. Si j’ai malheureusement manqué les combats de coqs, j’ai bien pu assister à la corrida, et c’était une première pour moi. Cette pratique culturelle introduite par les Espagnols rapidement après la Conquête[11] a connu un grand succès au Pérou et plus particulièrement à Lima et dans le nord du pays. Chaque année, la plaza de toros de Acho, à Lima, donne le départ de la saison taurine qui se prolonge jusqu’à début décembre au Pérou avant de se poursuivre dans les pays voisins, en Colombie, en Équateur et au Venezuela. Étrangement, le petit village de Huari est la troisième place taurine du pays après Lima et Cajamarca avec son arène pouvant accueillir jusqu’à 10 000 spectateurs. Je vais te l’avouer de but en blanc, je n’ai absolument pas aimé ce que j’ai pu voir. D’une part, j’ai été horrifié par la violence de cette pratique. Mon relativisme culturel[12] en a pris un coup. Tout le spectacle durant, je n’ai pu m’empêcher de penser à ma petite sœur Mathilda, grande défenseuse du bien-être animal qui aurait été effarée devant tant de « barbarie ». D’un autre côté, j’ai également eu une pensée pour mon amie Louise, grande aficionado de la tauromachie, dont j’ai essayé de comprendre la passion, mais malgré tous mes efforts d’empathie, je n’ai pas réussi à percer le mystère de la taurophilie. Je n’ai pas du tout été sensible au spectacle et, plus encore, je l’ai trouvé ennuyeux car trop répétitif et prévisible une fois passée la phase de découverte, passage obligé pour le profane que j’étais[13]. Pour autant, je n’irais pas jusqu’à me prononcer en faveur de l’abolition de ce divertissement populaire car comme le dit bien Mario Vargas Llosa, le grand écrivain péruvien et ardent défenseur de la corrida (dont je partage pourtant très peu les opinions politiques), « tout débat sur ce sujet est obligé, pour être cohérent, de s'inscrire dans le contexte plus large de la question de savoir si toute violence à l'égard des animaux doit être évitée car jugée immorale »[14]. Or, si je crois que nous devrions tendre le plus possible vers cette position maximaliste (ou idéaliste), je ne crois pas qu’elle soit réellement envisageable. Mais au-delà de la seule violence à l’égard du taureau, ce qui m’a le plus choqué, je crois, c’est la possibilité d’assister à la mort d’un homme embroché par les cornes d’un taureau, ce que je n’avais pas du tout envisagé en venant au départ. Bien sûr, les risques sont maitrisés, mais la possibilité est bien réelle et c’est bien ce qui a failli arriver ce jour-là. L’un des banderillos[15], juste après avoir planté ses banderilles dans la chair du bovin trébucha au moment de regagner sa place à l’abri des assauts de la bête en fureur. Le public lâcha alors un cri d’inquiétude comme un seul homme. L’homme affolé tenta tant bien que mal de se relever puis de ramper jusqu’au burladero[16] le plus proche tandis que les autres membres de la cuadrilla[17] firent leur possible pour distraire la bête. En vain. Celle-ci se dirigea droit sur l’homme au sol et lui écorcha un bout du dos. Heureusement, celui-ci parvint à se réfugier à temps pour éviter le pire et la bête changea de cible. Les personnes présentes au niveau de la contre-piste se dirigèrent alors immédiatement au chevet de l’homme blessé qui s’effondra empli par la douleur. Ce moment fugace me retourna l’estomac et les larmes me montèrent aux yeux. J’étais sous le choc de ce que j’avais vu, ou plutôt de ce que j’aurais pu voir. Fort heureusement, il y eut plus de peur que de mal en fin de compte et l’homme pu se relever une fois qu’on lui eut procuré des soins. Je n’en suis pas moins resté profondément marqué durant toute la suite du spectacle. Mon regard n’était plus le même : j’avais perdu mon voile d’innocence. En dépit de ce ressenti profondément négatif, j’ai été absolument fasciné d’un point intellectuel par tout ce qui se déroulait sous mes yeux et autour de moi. Ainsi, j’ai pris un malin plaisir à tenter de déchiffrer les méandres de codes qui régissent cette pratique singulière et à observer les passions que déchaînaient le spectacle dans les gradins du plus jeune au plus vieux. Conclusion, je n’ai regretté en rien d’avoir pris part à cette activité sans laquelle la fête n’aurait pas été complète.


Le torero Sebastián Vela dans ses oeuvre durant corrida du mardi 11 octobre à Huari.


Voilà, je m'arrête là. J’en ai dit beaucoup et j’aurais voulu en dire tellement plus mais je me suis efforcé de te transmettre avec le plus d’authenticité possible mon expérience du joli village de Huari, de ses coutumes et de sa fête.


Je te souhaite un joyeux anniversaire avec un peu de retard ma chère cousine, et je te fais cadeau de cette lettre que j'ai écris avec beaucoup de soin en pensant à toi, à ton rire si communicatif et à ton énergie radieuse. De ton côté tu dois être en train de préparer ton départ au Canada, je te souhaite le meilleur pour cette nouvelle aventure, je suis sûr que tout iras à merveille pour toi car tu es pleine de ressources et de qualités précieuses qui t'accompagneront où que tu ailles.


Je t’embrasse affectueusement,


Gabriel


*Je remercie chaleureusement Nelly, Lindon et Yulhiana pour leur hospitalité et la tendresse infinie qu’ils ont témoigné à mon égard, je me suis sentie chez eux comme à la maison. Je remercie également tendrement Ximena qui m’a gentiment guidé dans les méandres de Huari, sa fête et ses coutumes, en plus d’être une professeure de danse formidable.


Notes

1. J’ai emprunté cette formule sublime au grand écrivain péruvien José Maria Arguedas car elle m’a semblée décrire de manière saisissante ce que je ressentais au plus profond de moi-même. En langue originale, la citation est comme suit : « el amor más puro, que hace de quien lo ha recibido un individuo absolutamente inmune al escepticismo”. J’ai fait une traduction personnelle de cette citation que j’ai tirée de : “Conversando con Arguedas”. En Recopilación de textos sobre José María Arguedas. La Habana : Casa de las Américas, 1976, pp. 22–23.

2. Le quechua n’est pas une langue unifiée mais possède un ensemble de variantes régionales qui n’ont parfois pas grand-chose à voir malgré des sonorités similaires.

3. Ce concept que j’utilise ici sur le ton de l’autodérision est développé par le journaliste britannique David Goodhart dans son ouvrage The Road to Somewhere : the Populist Revolt and the Future of Politics. (Hurst & Company, 2017) traduit en français sous le titre Les Deux clans : la nouvelle fracture mondiale (Édition les Arènes, 2019). Dans cet ouvrage, il analyse de manière schématique le nouveau clivage politique qui se fait jour au niveau mondial entre les « gens de n’importe où » (anywhere), mobiles et favorables à la mondialisation en raison de leur capital économique et culturel élevé, et ceux de « quelque part » (somewhere), qui sont au contraire attachés à un territoire et tentent de résister à la disparition de leur mode de vie. À partir de ce modèle analytique, il analyse le Brexit et le vote Trump comme une réaction de ceux de "quelque part" (somewhere) contre la mondialisation et ses effets. 4. Je généralise ici, mais à l’évidence, les us et coutumes que je décris sont avant tout ceux de Huari et de la région de Ancash.

5. Pour plus d’informations, cf. Duviols Pierre. (2008). La lutte contre les religions autochtones dans le Pérou colonial : l’extirpation de l’idolâtrie entre 1532 et 1660. Presses universitaires du Mirail.

6. Le Concile de Trente fut convoqué par le pape Paul III en 1542 en réponse aux demandes formulées par Martin Luther et Jean Calvin dans le cadre de la Réforme protestante (Martin Luther avait placardé ses 95 thèses à la porte de l’Église de Wittenberg en 1517) et s’acheva en 1563 en réaffirmant vigoureusement les dogmes du culte catholique.

7. La plupart des informations livrées dans ce paragraphe sont tirées du guide vert Michelin consacrée au Pérou (Michelin Éditions, 2020) qui possède une section « Comprendre le Pérou » très pédagogique et très bien documentée.

8. On désigne souvent l’ordonnance de Villers-Cotterêts adopté par le roi de France François Ier en 1539 comme l’un des moments fondateurs de ce processus d’homogénéisation culturelle fondée sur la langue française. Cette ordonnance jamais abrogée, et qui constitue de ce fait le plus ancien texte législatif encore en vigueur en France, impose la primauté du français dans les documents relatifs à la vie publique du royaume de France. En réalité, c’est surtout à partir de la Révolution française de 1789, événement fondateur de la nation française, que ce processus s’accélère.

9. Ce sont les trois principales qui me sont venues à l’esprit, je ne prétends pas pour autant qu’elles soient les seules.

10. De zapato, « chaussures », ce terme désigne un tapement de pied réalisé tantôt lentement tantôt rapidement selon le rythme de la musique.

11. La première corrida de taureaux du « Nouveau Monde » fut organisée en 1538 à Lima par le conquistador espagnol Francisco Pizarro.

12. L’idée selon laquelle toutes les valeurs et les croyances se valent et qu’il n’existe pas de références absolues qui seraient transcendantes, à l’opposé des tenants de l’universalisme.

13. Certaines personnes plus connaisseuses de la tauromachie pourraient sans doute me rétorquer que le torero ou les taureaux n’étaient pas à la hauteur, d’où la médiocrité du spectacle, et ils n’auraient peut-être pas tort, je n’ai pas l’expérience suffisante pour en juger.

14. Mario Vargas Llosa, "La ultima corrida", El País. Source : https://www.mundotoro.com/noticia/la-ultima-corrida-articulo-de-vargas-llosa-en-el-pais/1187416

15. Torero chargé de planter les banderilles.

16. de burlar, littéralement : tromper, moquer. Abri en planches situé devant une ouverture de la barrière et formant une chicane avec celle-ci, permettant de passer de la piste à la contre-piste.

17. Ensemble des assistants du matador, banderillos et picadors.


Photos en vrac










3 Comments


Stéphane Granado
Stéphane Granado
Oct 17, 2022

Coucou Gabriel,

Merci pour ce voyage avec toi. Tu m'as fait rêver avec ce texte magnifique et voyager : nous avons l'impression de vivre tous ces évènements avec toi et d'y être. Tu nous donnes envie de te rejoindre.

Bises de ton vieux tonton Stéphane, l'affreux chevelu et barbu

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cuchaeducacioncaslit
Oct 17, 2022

Gabriel , una crónica detallada de tu viaje con mucho sentimiento. Hermosas las personas que hacen parte de tu familia en Huari. Gracias por compartirlo.Un abrazo grande.

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valentina.arce
valentina.arce
Oct 16, 2022

Gabriel, nos haces vivir esta fiesta de una forma única. El fervor de una comunidad que se reùne, la fiesta y la fuerza de la cultura peruana se refleja en cada una de las palabras de tu relato. Gracias a Nelly y a Lindon por haber compartido con tanta generosidad y delicadeza culinaria, las delicias de su tierra de Huari.

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